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Chapter 28 - Le commandement tout entier les observe.

 Stocker les dossiers de la veille, classer les ordres de mission, s'assurer que chaque capitaine a bel et bien apposé son sceau sur tous les documents qu'il devait traiter, le tout en plissant les yeux parce qu'un grand homme s'est dit un jour que le rouge serait la meilleure couleur pour les tentures du commandement… Probablement un Vuste, pour ne penser ainsi qu'à la beauté sans questionner la praticité.

 Rouler consciencieusement les documents et les glisser dans leurs étuis respectifs. Disposer le tout dans les caisses prévues et les empiler de sorte que l'on puisse récupérer aisément les plus importantes même au cours du trajet.

 Regia ne s'attendait pas à beaucoup plus lorsqu'elle s'est engagée pour l'expédition. Peu nombreux sont ceux qui peuvent, dès leur première mission, être affectés de près ou de loin au commandement — de loin, dans son cas —, mais elle ne s'attendait pas non plus à ce qu'une si petite fonction demande une telle application.

 Elle n'est qu'une assistante, du genre qui n'assiste pas aux conseils restreints et dont le rôle fondamental se résume à un juste milieu entre la passeuse d'ordre, la gratte-papier et l'archiviste supervisée… Et pourtant chaque acte, chaque signature, chaque vérification nécessite une concentration absolue, de telle sorte qu'elle soit sûre que rien ne lui a échappé, que rien n'est fait de travers et, surtout, qu'elle ne se retrouve plus jamais dans une position aussi utile qu'inintéressante.

 Le professeur Alastor l'avait prévenue qu'une telle mission ne serait d'aucun intérêt réel pour sa formation, qu'elle gagnerait plus à rester à Catarphone pour se familiariser avec l'intendance de la maison Lorl et les cercles politiques que son jeune âge lui interdisait de rejoindre jusqu'alors. Il n'avait d'ailleurs pas à le faire. Elle savait.

 Elle savait que ça ne lui apporterait rien de plus que de l'ennui et une très certaine confrontation avec l'armée d'Asgaroth et Erebia. Une mort potentielle, donc… Mais comment aurait-elle pu abandonner Saïna, Drast ou Hetros ? Comment aurait-elle pu rester à Catarphone tandis qu'ils iraient tous trois libérer Egara ?

 Elle ne l'aurait pu, elle ne l'a donc pas fait.

 Et donc elle classe, tout simplement. Elle essaie tant bien que mal de grappiller des informations, tend l'oreille en permanence — comme en cet instant très précis — dans l'espoir d'obtenir quelques fragments de conversation qui lui permettront de mieux se préparer pour la suite, et mieux préparer ses amis.

 « Mais puisque je vous dis que je vais mieux ! »

 Tripas Longvue, un vieillard sang-dragon dont le seul prestige a été d'être proche de la mère du Roi et d'avoir été un élément clef de la surveillance des manges-continent. Une vilaine fièvre l'a bloqué au lit pendant quelques jours, rendant ses traits plus émaciés, son teint livide et son regard, rubis malsain sur un corps comme revenu des morts, encore plus difficile à soutenir.

 « Laissez-moi voir ce qui a été fait !

 — Cela peut attendre ce soir, Sieur Longvue. »

 Lavilia Vuston, sang-dragon elle aussi, de quelques années l'aînée de Regia. Une jeune femme banale malgré ses yeux, que l'on oublierait dès qu'on l'a croisée, mais dont les méthodes de gestion des hommes et des stocks sont aussi effrayantes qu'efficaces.

 « Non, cela ne peut pas attendre. »

 Regia les a vu se disputer à plusieurs reprises.

 « Le Roi doit savoir ! »

 Parce que lui se prend réellement pour les yeux et les oreilles du Roi, comme s'ils étaient connectés, tandis que Lavilia estime que toutes les personnes du commandement — ceux qui sont au conseil du moins — sont égales.

 « Que peut-il y avoir de si urgent ? Demandez-le-moi simplement et je vous répondrai. »

 L'air de rien, Regia prend une nouvelle caisse et y entasse quelques rapports et ordres de la veille.

 « Tout est urgent ! » La fièvre ne l'a visiblement pas rendu moins fou. « Avez-vous pris des décisions sans me concerter ? En avez-vous profité pour passer quelques ordres auxquels j'étais ou aurais été fermement opposé ? Comment puis-je savoir lorsque vous faites de la rétention d'information !

 — Allons, allons je… »

 Mais Lavilia s'interrompt lorsqu'elle remarque Regia qui s'approche, un léger sourire sur le visage et une caisse remplie de quelques documents entre les mains.

 « Eh bien ?

 — Regia de Lorl, sieur Longvue, je…

 — Je sais qui vous êtes et ce que vous faites ici. Je vous ai approuvée, comme tous les autres ! »

 Lavilia roule des yeux, Regia incline la tête avec gratitude.

 « Pardonnez-moi. »

 Elle lève ostensiblement la caisse entre eux, ôte index, majeurs et pouces des poignées pour qu'il comprenne.

 « Voici, en substance, les informations les plus importantes de cette dernière semaine.

 — Ha ! » Il fronce les sourcils, passe une main dans les cheveux qu'il n'a plus. « C'est bien, c'est bien. » Il lève les yeux vers elle. « Vous êtes une bonne petite, donnez-moi ça. » Puis s'éloigne. « Enfin une noble qui sait comment il faut me traiter. C'est bien ça. »

 Elles attendent quelques instants après qu'il est sorti, soupirent de concert.

 « Merci, Regia. Je n'arrivais plus à m'en défaire.

 — Il n'y a pas de quoi, Intendante Vuston.

 — Je t'ai déjà dit de m'appeler par mon prénom. »

 Elles s'observent un instant et le regard de Lavilia se fait plus direct, plus perçant. Ça ne dure pas très longtemps, quelques secondes tout au plus, mais c'est suffisant pour que Regia s'attende à ce qu'il y ait un problème. Mais non : égale à elle-même, Lavilia tourne les talons et retourne à son œuvre.

 Elle est sur le point de sortir lorsqu'elle ajoute :

 « Avant que j'oublie, et parce que tu n'as pas pu l'entendre : ton amie est en train d'effectuer les livraisons de repas dans le camp. Elle devrait arriver dans quelques instants. »

 Comment ça elle n'a pas pu l'entendre ? Le regard de Regia s'appesantit sur sa supérieure… Qu'est-ce que…

 « Intendante Vuston.

 — Oh ! Bonjour Saïna et… Vous êtes le garde du corps de Svan de Torres, n'est-ce pas ?

 — Oui, Intendante.

 — Allons, allons. Vous travaillez pour la noblesse depuis aussi longtemps que moi, sinon plus. Inutile de faire preuve d'autant de déférence. »

 Saïna ! et l'Ange des Torres. Au moins l'autre rat n'est pas là.

 « J'essaierai d'y faire attention, Inten… Madame. »

 Un sourire simple de Lavilia vers Saïna et l'Ange, que Regia ne voit pas encore, puis un regard vers Regia.

 « Eh bien Regia ? » Encore ce regard perçant. « Tu ne viens pas dire bonjour à ton amie ?

 — C'est vrai ça, Regia. Tu ne me dis plus bonjour ? »

 Une douce chaleur monte en réponse au ton légèrement espiègle de son amie. Elle attrape les jetons qui lui ont été confiés et se dirige vers l'extérieur à un rythme tranquille, presque lent.

 « C'est que je suis au commandement maintenant… Comment pourrais-je me souvenir de toutes les personnes qui ont croisé ma route ?

 — Oh vraiment ? »

 Elle sort, tombe sur le sourcil arqué au possible de Saïna.

 « Oui. » Une pause, légère, et un regard qui glisse le long de Saïna. « Qui êtes-vous ? »

 Et Regia, ne lâchant rien, penche légèrement la tête sur le côté et porte une main à son menton. Elle plisse les yeux.

 « Oh, mais bien sûr ! Vous vous occupiez des latrines du domaine, n'est-ce pas ? »

 Le regard de Saïna s'écarquille d'amusement un instant, avant que la chasseuse ne le détourne, la main droite portée contre son buste. Elle entrouvre les lèvres et d'un léger mouvement de la tête, feint presque un peu trop bien l'offuscation.

 « Je… »

 Ah oui, c'est vrai. L'Ange est là.

 « Oui, l'Ange ?

 — Je ne veux pas vous déranger, mais tout le monde vous regarde… »

 Les deux amies reviennent alors à la réalité de l'expédition et, d'un coup d'œil rapide, se rendent compte qu'effectivement, le commandement tout entier les observe. Quelques-uns sont agacés, Lavilia a un léger sourire aux lèvres et le professeur Alastor, jusqu'alors en train de démonter une tente, se masse l'arête du nez par désespoir.

 Saïna rougit, Regia pâlit. Elle attrape le poignet de la première et la traîne dans la tente où elle était quelques instants auparavant. L'Ange suit en lançant quelques sourires et hochements de tête à qui veut bien les recevoir.

 Par réflexe, et parce qu'elle sait pertinemment qu'on lui fera une remarque, Regia commence à appuyer sur les phalanges de son pouce avec son index. Elle n'aurait pas dû se prendre au jeu. Pas autant, du moins. Ce n'est pas…

 « Hey, Regia. Toujours parmi nous ?

 — Oui, oui, bien sûr. C'est juste que…

 — Regia, tout va bien ? »

 Elle s'arrête, se tourne vers son amie, dont le sourire contraste avec l'inquiétude qui transparaît au fond de son regard.

 « Oui, non… »

 Une grande expiration jusqu'à avoir mal, puis l'inverse pour se remplir d'un air nouveau.

 « Tu as raison. Tout va bien. »

 Elle jette alors un regard à l'Ange, qui porte encore quelques caisses de ravitaillement. Légèrement en retrait, le regard perdu dans la tenture rouge du plafond, il semble faire de son mieux pour ne pas être là.

 « L'Ange ?

 — Oui, Demoiselle de Lorl ? »

 Elle s'approche de lui, le regard inquisiteur. Elle sait qu'il est tout sauf un mauvais bougre, elle sait qu'il est celui qui passe toujours après son crétin de maître pour réparer ses erreurs, elle sait que sans lui Svan se serait déjà fait dérouiller par une belle partie des autres héritiers de la nation.

 « Demoiselle… ? »

 Alors elle va très près de lui, suffisamment pour que leur différence de taille soit flagrante et qu'il la domine complètement.

 « S'il arrive quoi que ce soit à Saïna, je te tue. »

 Le ton est froid et sec, exactement le même que celui du professeur Alastor lorsque le haut prêtre de Matrark a suggéré que l'on tue Kriost.

 L'Ange la scrute un instant, puis sourit avec une chaleur qui contamine Regia. Il hoche de nouveau la tête.

 « Très bien, Demoiselle. »

 Elle souffle du nez, pose les jetons sur les caisses et en prend trois. C'est lourd, un peu trop, mais elle ne peut plus lui demander son aide. Pas après une menace bien réelle, et dont il sait aussi qu'elle l'est. Elle contracte donc ses muscles, se tourne et avance vers le fond de la tente.

 Saïna s'empare des jetons, un grand sourire lui barrant le visage. Elle non plus n'aidera pas Regia.

 « Allez… Déguerpissez. J'ai à faire.

 — À vos ordres, Demoiselle de Lorl. »

 Saïna a appuyé chaque mot et Regia, bien malgré elle, pouffe de rire. Les muscles de ses bras se relâchent, les caisses commencent à partir en avant et elle accélère le pas pour atteindre le premier comptoir disponible.

 Ils sont déjà partis lorsqu'elle lance un regard vers la sortie.

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