Saïna n'est pas heureuse, et l'Ange ne trouve rien pour l'aider.
Ou plutôt évite-t-elle qu'il puisse l'aider. Il essaie de l'aider à porter quelque chose ? Elle accélère le pas. Il lui propose de prendre une pause ? Elle rechigne et s'éloigne… Et le pire, c'est encore lorsque l'un de ses camarades membres de l'expédition est mentionné. Il voit alors son teint devenir plus blanc encore qu'à l'accoutumée, comme livide, comme si elle n'avait jamais vu la lumière de Larfill…
Alors il patiente tranquillement qu'elle s'ouvre à lui, et évite de trop la laisser seule avec Svan. C'est qu'il a la fâcheuse manie de tout ramener aux autres héritiers.
Ils s'occupent, donc, lui et Saïna, de ranger d'immenses marmites dans les carrioles correspondantes, selon un ordre et un empilement bien précis.
« Rha, mais tu vas me lâcher oui ?
— Voyons, cher de Torres… »
L'Ange se détourne vers les voix. Hetros de Lorl et Svan arrivent et, égaux à eux-mêmes, ils ne s'entendent pas.
« Je ne vous tiens pas, je vais simplement dans la même direction que vous ! »
Et le rire d'Hetros, puissant et sonore, résonne à travers les cuisines. Saïna se tend instamment, ce qui n'échappe à l'Ange. Elle lui lance un regard, il sourit.
« Ah ouais ? Et pourquoi tu me suis dans ce cas ?
— Pour la simple et bonne raison qu'il y a eu confusion, mon cher Svan. Ce n'est pas l'unité d'Yvalia qui partira en reconnaissance ce soir, mais nous.
— Vous avez qu'à échanger vos rations.
— Svan, nous sommes trois et elles sont deux. » La voix du Lorl est descendue d'une octave, peut-être deux. « Et Drast a un régime bien particulier pour pouvoir toujours tirer le maximum de son don. La Cheffe le sait, et j'ai besoin de deux repas en plus, pour ce soir et demain matin. »
Et Svan roule des yeux avant de grommeler qu'il s'en occupe. Il est encore tôt et certaines marmites n'ont pas été rangées. Il devrait y avoir moyen d'en tirer quelque chose pour le baveur à magma.
« Voyons, Svan… Drast a beau être plus jeune que nous, il reste l'un des nôtres. Tu sais, l'Héritier de l'une des six flammes de l'Incendie… »
Svan ne répond pas et s'éloigne sous le regard amusé de l'Ange et d'Hetros. Ce dernier, balayant l'assistance d'un regard, remarque enfin l'Ange. Il lève la main et le salue — l'Ange n'a jamais eu quoi que ce soit contre Hetros —, puis s'approche… Et s'interrompt lorsque le garde du corps, d'un simple mouvement de tête, lui laisse entendre qu'il ne vaut mieux pas.
Son visage s'assombrit et Saïna, dissimulée par la carriole, fixe l'Ange. Il le sait parfaitement. Les épaules d'Hetros s'affaissent un peu plus et il soupire, brise le cœur de l'Ange. Il va falloir qu'ils se parlent, tôt ou tard.
« Tu vas te bouger un peu ? »
Svan, égal à lui-même.
Un instant passe, lors duquel il semble à l'Ange que la chasseuse ne respire plus… Un instant, puis elle expire largement. Peut-être ne respirait-elle effectivement pas. Ils entendent encore la joute verbale des deux nobles et la chasseuse finit par demander :
« Pourquoi sont-ils ainsi ? »
Elle s'est remise à travailler comme si de rien n'était, comme si elle ne s'était pas cachée derrière un véhicule en désespoir de confrontation avec le Lorl.
« Tu veux dire les nobles ?
— Oui… Enfin non, Svan et Hetros en particulier. Il y a quelque chose entre eux, non ? »
Un fin sourire égaie les traits de l'Ange. Elle a dit son nom.
« Pas entre eux, mais entre leurs maisons. Les Lorl sont les protecteurs de la Flamme chasseresse et les Torres ceux de la Flamme littorale. Les premiers défendent traditionnellement l'Incendie de l'Orage et les seconds du Maelstrom… et il existe bien évidemment une longue rivalité entre eux qui, si tu veux mon avis, n'est rien de plus qu'un jeu de pouvoirs de nos premiers Rois et Reines.
— Diviser pour mieux régner ?
— Selon moi, oui.
— Hm. »
Saïna hoche la tête, les sourcils froncés, avant de monter dans la carriole, qu'ils viennent de finir de charger.
« Tu me files la cale ? »
Un sourire gêné de l'Ange : il aimerait lui parler plus, mais ne sait comment s'y prendre.
« Oui, bien sûr. »
Et il se saisit de la cale, une longue plaque de bois prévue pour empêcher les marmites et ustensiles de tomber pendant le trajet, avant de la tendre à Saïna. Elle la prend, la positionne transversalement dans les deux rainures prévues et :
« Saïna, si je peux me… »
Le bruit du coup de pied qui suit, juste au-dessus de la planche pour l'entrer en force, interrompt l'Ange dans sa question. Il lève les yeux vers elle, et elle l'observe, parfaitement droite et sourcil relevé, le pied droit toujours sur la cale.
« Tu disais ?
— Rien d'important.
— Saïna ? »
Ils se tournent tous les deux, tombent sur un homme blond et mal coiffé. Tout, de sa tenue à sa posture, semble mal assemblé, réglé à peu près. Lirk, le bras droit de la capitaine Hina. Pas vraiment au commandement, pas vraiment en dehors non plus.
« Je vous écoute ?
— Vous êtes demandée par la Commandante Edora, pouvez-vous me suivre ?
— J'arrive. »
Elle saute de la carriole et s'éloigne. L'Ange soupire.
Une prochaine fois, peut-être.