Cherreads

Chapter 33 - Boire le thé avec votre mère.

 Cela fait cinq jours qu'ils sont arrivés. Cinq jours que Svan, l'Ange et Saïna sont dans la même unité et, même s'il a bien vu les deux autres se rapprocher, Svan n'est pas sûr de ce qu'il s'est passé lorsqu'ils sont partis seuls la première fois.

 Les journées se ressemblent affreusement : réveil aux aurores, aide à la cuisine, au nettoyage, aux livraisons… Puis la marche, des heures durant, jusqu'à ce que Larfill descende trop près de l'horizon, loin derrière eux, et retourne dans le Néant au côté des autres dieux et des âmes défuntes. Le convoi s'arrête alors et la ligne s'étend en un genre de cercle mal défini. Les autres construisent et eux préparent. Ils épluchent, tranchent, mélangent et cuisent, le tout sous la stricte supervision de l'Ourse — la Cheffe, comme l'appellent les autres.

 Tous mangent la même chose, ce qui facilite terriblement le travail. Enfin, presque tous. Les quelques malades — une vingtaine depuis que Svan et l'Ange sont arrivés — se voient servir un genre de bouillie pâle et verte préparée par l'Ourse elle-même. Son père était herboriste, ou quelque chose du genre.

 Ce soir, c'est à Svan de tirer la carriole des livraisons nocturnes entre les tentes rouges et noires, carriole toujours plus chargée de soir en soir, d'autant plus avec l'approche des montagnes. Ils y seront dans un ou deux jours et de plus en plus de guerriers sont envoyés en torches pour s'assurer qu'aucun piège ni aucune embuscade ne les attend à la jonction des plaines et des montagnes.

 Et qui dit plus de détachements dit aussi plus de blessés, plus de problèmes et plus de fragiles nécessiteux qui reçoivent leur repas directement devant leur tente parce qu'ils sont bien incapables de venir le chercher à la cantine.

 Les malades passent encore, les autres non.

 « Putain de privilégiés de merde…

 — Tu n'avais qu'à te porter volontaire pour l'avant, Svan de Torres. »

 Oh cette voix arrogante aux faux accents charmeurs ! Svan ne la connaît que trop bien, puisqu'elle appartient au jeune prodige des Lorls, guerrier suraccompli et dirigeant raté.

 Svan sourit, tourne la tête vers la direction de la voix et tombe sur la chevelure splendide et l'excellente stature d'Hetros. Ce dernier le toise depuis l'encadrement de sa tente et Svan sent un haut-le-cœur monter en lui.

 « Bonsoir Hetros.

 — Bonsoir Svan.

 — Que me vaut l'honneur de te rencontrer ce soir ? »

 Svan a tout fait pour les esquiver, sa cousine et lui. Les Lorls sont d'un naturel traître et fallacieux, alors quand ils sont deux… Pire encore, deux à avoir été élevés ensembles, ou presque, et proche d'une harmonie que seuls des jumeaux devraient avoir !

 « Eh bien, puisque nous sommes trois héritiers, et que tu es le seul que je n'ai pas encore pu voir… » Il ment, tout dans son être le hurle, depuis sa manière de tenir son menton un peu trop haut jusque dans son regard par-delà Svan. « Je me suis dit que ce serait l'occasion de prendre des nouvelles de la maison Torres. »

 Oh tiens, il veut des nouvelles ?

 « Comment va Lovia ? »

 Svan plisse les yeux. Lovia ? Vraiment ? De toute la cousinade de Svan, il a fallu qu'il choisisse la seule à ne pas avoir le sang entièrement noble et à toujours chercher à être meilleure que les autres ?

 « Elle va bien, merci. »

 Hetros plisse les yeux, comme s'il s'attendait à plus.

 « Ne t'a-t-elle pas parlé de moi, récemment ? »

 Hein ? Cela doit faire deux mois qu'il ne l'a pas vue… Et, bien que Svan ait toujours soupçonné une déficience mentale chez le Lorl — déficience presque compensée par sa cousine —, il ne pensait pas qu'elle était si grosse… Les mois passés dans la garde de Balkur l'ont si sérieusement amoché ?

 « Non, Hetros, elle ne m'a pas parlé de toi. Pourquoi serait-ce le cas ? Est-elle l'une des nombreuses nobles dont tu veux partager la couche ? »

 Hetros monte une main contre son visage et secoue la tête, visiblement honteux, mais il n'abandonne pas.

 « Tu sais, Lovia, ta cousine archère qui n'a été reconnue que tardivement par son père, et donc découverte par la cour… »

 Mais qu'est-ce qu'il lui veut ? Ça n'a aucun sens. À moins que lui aussi n'ait attrapé la fièvre qui se balade dans le convoi depuis qu'ils sont partis de Catarphone ? Par réflexe, Svan pose une main contre le front d'Hetros. Non, tout a l'air normal et…

 « Il parle de Saïna, pauvre crétin.

 — Hein ? »

 Svan lève le regard par-dessus l'épaule d'Hetros, mais ne voit rien, il scrute alors l'obscurité de la tente. Une forme allongée s'y meut, s'assoit sur le rebord d'un lit et se dresse. Drast de Gasal s'approche pour que la lumière des torches le révèle suffisamment.

 Svan fronce immédiatement les sourcils : pour qui se prend-il à lui parler ainsi ? Ils ont au moins dix ans d'écart et, si le manque d'éducation de la maison Lorl justifie à peu près le comportement d'Hetros, il s'attendait à mieux des sans-territoires.

 « Allons allons Svan, ne laisse pas tes pensées courir sur ton visage et pardonne-le. Nous avons eu une grosse journée.

 — Ah oui ? »

 L'intonation est trop marquée pour que l'intérêt ne soit pas feint.

 « Oui. » Et le froid de la voix du Gasal est sans équivoque : il l'a compris. « De nombreuses torches se sont senties observées ces derniers jours et on nous a chargés de tirer ça au clair. Cela fait trois jours que nous partons avant le convoi et revenons après.

 — Et donc ?

 — Et donc rien. On s'est sentis observés, nous aussi, mais rien. »

 Tout ça pour ça.

 Il les regarde un instant, oublie délibérément le fait qu'Hetros veut lui parler de la chasseuse et reprend sa progression. Ça n'est pas à lui de démêler le nœud qu'il y a entre eux. Nœud qu'Hetros a très probablement noué de lui-même.

 « Svan ? »

 Il ne répond pas.

 « Svan, tu ne vas quand même pas me faire ce coup-là ! »

 Toujours pas de réponse.

 « Svan de Torres, si vous ne lui répondez pas… » Et Svan se tend lorsqu'il reconnaît le timbre trop parfait de la petite Lorl. « Je peux vous assurer que j'accepterai la prochaine fois que je serai invitée à boire le thé avec votre mère. »

 Petite garce.

 « Cela doit bien faire six ans que je ne l'ai pas vue… »

 Le sang de Svan reflue de ses joues, de ses mains, de son être tout entier.

 « Et comme vous le savez, je…

 — Cela ira, Regia de Lorl. »

 Elle sourit tandis qu'il déglutit difficilement. Hetros et Drast ne savent pas. Rares sont ceux à savoir, d'ailleurs. Elle, l'Ange. Peut-être une confidente de la première. Inutile qu'il y ait plus de monde. Svan peine à reprendre sa contenance, tandis que les deux autres s'observent sans comprendre de quoi il retourne.

 Un grattement de gorge de Regia, avant qu'elle ne reprenne.

 « Et donc ?

 — … Donc Saïna ne va pas bien.

 — Ah oui ?

 — Oui.

 — Et qu'est-ce qui te fait dire ça ?

 — Elle n'est pas la même lorsqu'elle n'est qu'avec nous et lorsqu'il y a plus de monde. On dirait qu'elle porte un poids supplémentaire à chaque personne qui marche avec nous, ou lui parle, ou lui signifie une quelconque joie de la rencontrer. »

 Les trois jeunes devant lui se sont tus et seule Regia, dans le froncement de ses sourcils et la crispation des doigts, ne semble pas accepter ce qu'il leur raconte… Elle comprend donc ce qu'il ne peut que constater. Soit.

 « Est-ce qu'elle vous a parlé de moi ? De nous ? »

 Oui.

 « Non. Pas directement en tout cas. À l'Ange, peut-être.

 — Et l'Ange des Torres ne raconte pas tout à son maître ? »

 Svan se tend : il n'aime pas ce timbre qui l'éloigne de l'Ange comme s'il ne valait pas plus qu'un chien. Seul lui y a droit, personne d'autre. Son regard se durcit malgré lui, Regia recule d'un pas.

 « Non, l'Ange ne me raconte pas tout. » La voix est sèche, le ton froid. Lui aussi sait jouer de la noblesse et de l'éducation. « Vous n'avez qu'à aller lui demander. Doux comme il est, il répondra à n'importe lequel d'entre vous. »

 Il reprend son chariot, sourit jaune.

 « Je vous prie de m'excuser, je me dois d'amener leur repas aux malades. »

 La Lorl va pour parler, mais son cousin l'en empêche d'une main sur l'épaule. Svan a raison : il doit y aller. D'autant plus qu'à son regard, Hetros a bien compris que parler de l'Ange était en trop.

 Svan s'éloigne et l'énervement peine à descendre. Il ne les aime pas, aucun d'eux. Il n'a jamais aimé les nobles, encore moins faire partie des leurs… Et il a bien évidemment fallu que cela sorte un jour, lorsqu'il se croyait seul avec l'Ange.

 Il ferme les yeux, pourrait entendre de nouveau le hoquet de surprise émanant de son armoire. Il se revoit s'y diriger et ouvrir les portes pour tomber sur Regia de Lorl, treize ans à peine et le regard terrifié.

 « Je ne…

 — Trouvée, Regia ! C'est toi qui comptes ! »

 Avait hurlé Lovia depuis le pas de la porte avant de partir en courant… et Regia fuyait l'instant d'après. Svan a bien évidemment voulu la poursuivre, mais un regard de l'Ange le lui a interdit. Un regard simple, mais ferme. Échangé à seulement deux reprises depuis qu'il travaille pour la maison Torres

 Tsssk. Si seulement il avait été plus prévoyant…

 « Sieur de Torres ?

 — Hein ? »

 Il jette un regard inquiet autour de lui tandis qu'il sort de sa mémoire. Les tentes sont plus grandes, les quintes de toux multiples et l'homme devant lui étrangement chétif pour un guerrier. Svan plisse les yeux, remarque le tablier blanc qui tire au jaune et les taches de sang qui le constellent.

 Oh. Il est déjà arrivé. L'homme fronce les sourcils.

 « Sieur de Torres, tout va bien ? »

 Il a l'air vraiment inquiet.

 « Avez-vous de la fièvre ?

 — Non, non. » Un soupir. « J'étais perdu dans mes pensées, je vais très bien. »

 L'homme reste sceptique un instant et, par réflexe, Svan lui tend son poignet. Le médecin se détend immédiatement.

 « Excusez-moi, je suis… » Il se tourne, embrasse les tentes du regard. « Nous sommes tous sur les rotules. »

 Ils se regardent un instant avant que les épaules du médecin ne tombent et qu'il ne soupire profondément. Il jette un regard désespéré à Svan, qui ne peut que hocher la tête.

 « Bon… Donnez-moi ça, je m'occupe de l'apporter aux malades. Il ne nous manque que des malades de plus… »

 Svan recule donc et l'homme prend sa place derrière la carriole.

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