Cherreads

Chapter 39 - C'est elle.

 Ils y ont cru.

 Edda ne voulait pas tenter leur stratagème stupide. Elle ? Se faire passer pour une archimage de la Dernière faille ? Autant elle comprenait la tentative avec Kriost, l'an passé : lui possède une quantité de pouvoir suffisante pour donner le change. Mais elle ? Non. Non, non, non. C'était bien trop con.

 Elle n'était que cuisinière il n'y a pas deux ans, combattante depuis peu. Si elle est là, aujourd'hui, ça n'est que parce qu'elle a surpris leur crétin de Porte-voix dans une barque, de nuit, prêt à partir seul et contre la volonté de la Matriarche.

 Elle n'a pas pu le laisser affronter tout cela seul. Elle n'a su s'y résoudre… d'autant qu'elle y a vu l'occasion de prouver sa valeur. Mais là n'est pas la question !

 Comment ont-ils pu croire à ça ? Enfin… Tous n'ont pas plongé la tête la première. Il a fallu un peu plus de temps pour convaincre le Dorïn et le vieillard. Ça n'est d'ailleurs pas elle qui s'en est chargée, mais le professeur Alastor.

 La jeune sorcière se prépare donc en pensant à la naïveté du soi-disant peuple sauvage des grandes plaines de l'Ouest. Ils l'ont mise dans une petite tente solitaire, de peur que quiconque voit le croissant de lune qui orne son épaule gauche. Peu accepteront leurs origines à Kriost et elle et, sans le Porte-voix et sa bonhomie salvatrice, elle ne survivra pas à la découverte de son identité.

 Elle le sait, et c'est uniquement pour ça qu'elle a accepté de mentir.

 Elle enfile donc le pantalon qui lui a été donné, y fixe ses diverses dagues, fait de même avec le bustier de cuir et les épaulières d'acier. Ils n'avaient rien d'autre à sa taille, et elle n'aime pas ça. Cette tenue n'est pas adaptée, trop loin des pièces de tissus, de cuir et de fer unies sur mesure pour parfaitement l'accompagner dans le moindre de ses faits et gestes.

 Mais encore une fois, et comme l'a souligné plusieurs fois la jeune Lorl : « Les vêtements bleus parés d'un croissant argenté sont trop directement affiliés au clan Düsud. Trop ouvertement rattachable à l'armée des dieux. » Et encore une fois, Edda a accepté de se plier à leur volonté.

 Tout ce qui l'importe, en cet instant, c'est de retrouver Kriost et de s'assurer qu'il n'est pas dans un trop sale état. Elle ne veut pas en répondre devant la Matriarche… et cette pensée la rassérène : c'est lui qui en répondra, pas elle.

 Le soupir qu'elle lâche se mélange à un grattement de gorge à l'extérieur de la tente. Edda se tend immédiatement et, comme s'il pouvait le sentir, Hetros prend la parole.

 « Mademoiselle, on m'a demandé de venir vous chercher. »

 Elle soupire malgré elle, finit de serrer les sangles de ses bottes.

 « J'arrive.

 — Prenez votre temps. »

 Elle ne le prend pas. Il est encore tôt, mais s'ils la demandent, c'est qu'elle doit rencontrer quelqu'un avant le début de la marche.

 Le reste d'eau de sa gourde renversé sur son visage, Edda tire ses cheveux en arrière et les bloque à l'aide de quelques épingles gardées dans sa poche. Inspire, expire et s'avance vers l'ouverture de la tente.

 À l'extérieur l'attendent Hetros de Lorl, ses cheveux bouclés et son air fier. Il s'incline légèrement pour la saluer, elle fait de même.

 « Qu'y a-t-il ? »

 Et il sourit.

 « Ainsi, seul Kriost fait mentir les rumeurs sur votre clan.

 — Je vous demande pardon ? »

 Elle se tend malgré elle, maintient comme elle peut le semblant de courtoisie qui existe entre eux.

 « Eh bien… Il n'est pas aussi frontal. Enfin si, mais pas de la même manière. »

 Alors elle recule et fronce les sourcils sans être parfaitement certaine de comprendre. Kriost a pourtant raconté que les cousins Lorls n'étaient difficiles à suivre qu'à deux. Pourquoi le… Il lève alors les mains, en signe de paix.

 « Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous troubler. »

 Son regard a quelque peu changé. Sa manière de se tenir, aussi. Il ressemble plus à la noblesse que ce qu'imaginait Edda lors des innombrables histoires racontées par le Porte-voix.

 « Pouvez-vous me suivre ?

 — Évidemment. Où allons-nous ?

 — Au commandement, votre présence y est requise.

 — Et vous…

 — Je ne serai votre guide que jusqu'à là-bas. Mes propres missions m'attendent pour la journée. »

 La voix du noble est légèrement montée, et la sorcière hausse le sourcil. Sensible à la question silencieuse, il y répond simplement :

 « Je n'en ai pas. Je ne ferai que dormir… Et sans avoir à partir en mission nocturne, pour une fois. »

 Et sans attendre de réponse, il fait volte-face et s'avance vers le cœur du camp, où se trouve l'état-major. Les puissants protégés par les faibles. Edda n'aime pas ça, mais que lui importe ? Elle n'est pas là pour changer leur manière de faire.

 Si nombre de guerriers sur leur chemin saluent le noble d'un geste amical ou le hèlent de loin, rares sont ceux à la remarquer elle. Soit il s'agit de la fatigue, soit elle se fond avec bien trop d'aisance dans les guerriers de l'Incendie… Non. Cette idée non plus ne lui plaît pas. Cela doit venir de lui, de cette aura qu'il diffuse naturellement et qui attire à lui les regards.

 Ce doit être pour cela que Kriost l'a tant apprécié : ils se ressemblent, un peu.

 « Hetros ! »

 C'est une femme, jeune, sur leur gauche. Et à l'arrêt que marque le Lorl, elle est importante. Il se tourne, tout comme Edda.

 Elle est petite, teint d'albâtre et longs cheveux noirs en cascade, le buste couvert par l'ombre portée d'une tente. Tenue de cuir brune et verte, arc à l'épaule et dague à la hanche droite. Elle se tient droite, fière, mais son attitude est comme en suspens. Elle attend quelque chose. Une réponse, peut-être ?

 Edda s'avance légèrement vers elle, les sourcils froncés.

 « De qui… »

 Et Saïna fait de même, expose son regard de sang à la lumière de Larfill. La sorcière se fige immédiatement. C'est elle.

 C'est la chasseuse d'Egara, la championne des flammes, celle dont Kriost a parlé sans discontinuer pendant des semaines. Se rend-elle seulement compte ? Edda penche la tête et Saïna arque le sourcil, très visiblement gênée par son comportement… Mais en même temps, la chasseuse ne se rend pas compte. Elle ne peut pas se rendre compte : elle est la première.

 La première à ne pas être du clan et à pourtant avoir été protégée par un couplet du Chant des vagues. Elle est spéciale, c'est une nécessité… Mais en quoi ? S'en remettre aux dires de Kriost ? Pfft, et puis quoi encore ? Il l'a décrite comme la plus grande guerrière de l'Incendie, le pinacle — il a utilisé le mot pinacle ! — de la Force de l'Ouest.

 « Hetros ?

 — Oui, Saïna ? »

 Sa voix est tendue et ramène Edda, qui recule un peu, à elle-même.

 « Je… »

 La chasseuse hésite, jette un regard à Edda, puis revient à Hetros, puis encore Edda. Ses cheveux, plus précisément.

 « Qui est… Non. Je… Tu… Elle… »

 Une douce chaleur apparaît alors sur le visage d'Hetros, qui inspire lentement et soupire tout autant.

 « Tu sais, Saïna, ce n'est pas avec moi que tu dois commencer. »

 Et la chasseuse détourne le regard.

 « Je sais, mais elle…

 — Elle n'attend qu'une seule chose, Saïna : que sa première véritable amie, la meilleure ! vienne lui parler. Rien de plus. »

 Un léger silence s'étend, durant lequel Edda voit les joues de la chasseuse rougir. Cette dernière finit par souffler du nez et reprend :

 « J'imagine que ça va être horrible ?

 — Pour qui ?

 — Moi.

 — Oh. » Une pause, durant laquelle le noble fait mine de chercher une réponse qu'il connaît déjà : « Oui, définitivement. Mais ça lui passera, c'est de toi qu'il s'agit. »

 Saïna hoche la tête, visiblement prise dans les tempêtes de cette future conversation, puis s'éloigne après un signe de la main.

 « Que s'est-il passé entre vous ? »

 Et le noble sursaute et pivote, les traits tendus, le souffle court. Il l'avait oubliée et cela amuse Edda, qui arque légèrement le sourcil.

 « Alors ?

 — Je… Je ne suis pas tout à fait sûr. Je sais juste qu'elle s'est renfermée et que ma cousine l'a très mal vécu.

 — Elles doivent crever l'abcès ?

 — Je pense, oui.

 — Je vois. »

 Et Edda se referme alors, détourne le regard vers leur direction originelle. Cette conversation ne l'intéresse pas plus et, puisqu'il se met en marche, Hetros l'a compris.

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