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Chapter 16 - Je me permets d'entrer !

 Dos au comptoir de la taverne, les yeux plissés pour limiter les agressions dues à la lumière de midi et à un trop-plein d'alcool la veille, Hetros sent bien que l'agacement de sa cousine commence à monter.

 « Mais puisque je vous dis que je le connais, Monsieur ! »

 Regia n'a jamais aimé qu'on lui résiste, non seulement parce qu'elle a conscience de la gloire de leur maison, mais surtout parce que cette conscience, exacerbée par une éducation à la capitale, s'est transformée en un orgueil parfois — souvent — déplacé. D'autant plus depuis qu'ils connaissent Saïna…

 Ah, Saïna ! Si seulement elle avait pu être remise sur pied… Ils auraient pu se voir et il lui aurait proposé d'aller danser sur il ne sait quelle place, au chant de n'importe quel barde, plutôt que de se coltiner des pimbêches plus intéressées par son titre que ses chances d'affronter la chasseuse ! Il paraît qu'elle a été grandiose par son audace, miraculeuse dans sa persévérance et…

 Les doigts de Regia commencent alors à pianoter sur le comptoir de l'auberge et leur tintamarre sort Hetros du marasme de sensations approximatives et de souvenirs floutés. Il tourne la tête vers elle, remarque à cet instant seulement qu'elle s'est changée. Encore, comme tous les jours. Chaque jour une robe, chaque jour de nouveaux bijoux, chaque jour de nouvelles parures, toujours parfaitement coordonnées. Elle est de bleu et d'or aujourd'hui, quelques fleurs pâles remontent ses flancs pour souligner sa poitrine presque inexistante. Peu de maquillage, comme souvent, de sorte à assumer pleinement ses innombrables tâches de rousseurs. Elle n'a même pas l'air fatiguée de la veille…

 Il lui sourit.

 « Eh bien ? » Oh ce ton dur, agressif, qui résonne sous le crâne d'Hetros. « Tu comptes abonder dans mon sens ou je te renvoie au domaine immédiatement et je me débrouille toute seule ?

 — Mademoiselle. »

 Le regard d'Hetros glisse sur la petite barrique humaine qui se tient derrière le comptoir. Sourcils hirsutes, regard doré aussi éthylé que celui du noble. Hmmm… L'homme lui dit étrangement quelque chose. Un nouveau regard, partout dans la salle, comme s'il ne venait pas tout juste d'y entrer et il reconnaît les grandes tables ovales, la tête de sanglier au-dessus de l'entrée et les cristaux qui remplacent les yeux de la bête

 « Nous sommes au Sanglier fumant ? »

 Regia râle quelques mots incompréhensibles, mais ils ne soulèvent pas.

 « Oui, absolument.

 — C'est ici que loge Saïna, non ? »

 Et à ces mots Regia s'arrête et porte l'articulation de son pouce gauche contre ses lèvres.

 « Elle me l'a dit pourtant… Mais bon, vu que… » Elle s'arrête, lève les yeux sur Hetros, dont le sourire se veut triomphant. « Attend un peu, comment tu sais ça toi ? »

 Deux haussements de sourcils qui peuvent tout dire, mais surtout évitent d'avoir à parler. Elle roule des yeux pour toute réponse, puis revient à l'aubergiste.

 « Mais j'imagine que ce devrait être suffisant, non ? » En quoi cela pourrait-il être suffisant ? « Nous sommes Regia et Hetros de Lorl. Ce… »

 Elle le regarde et malgré les maux de tête, malgré l'approximation de ses perceptions, il voit la déception dans son regard.

 « Il sera seigneur de la cité dans deux ou trois ans. Nous avons rencontré votre locataire hier et il a disparu sans laisser de trace et nous nous inquiétons. Et non, je n'ai pas son nom.

 — Dans ce cas…

 — Laissez-moi finir. C'est son vrai nom, que je n'ai pas. » Hetros se retient alors de sourire. Elle est vraiment douée à ce petit jeu, bien plus que lui. « Il m'a dit s'appeler Torsl de Gasal et… comment dire ? Je ne veux pas être méchante ou désobligeante, mais nous savons tous, surtout après le combat de Drast hier, que la maison Gasal n'arbore traditionnellement pas des cheveux bleus nuit… Aucun noble ne se le permettrait, d'ailleurs. »

 Elle sourit, penche la tête sur le côté et l'homme soupire. Il a beau être le patron, il ne se paye visiblement pas assez pour encadrer les petites nobles effrontées en lendemain de cuite. Il se baisse donc avant de leur donner une clef.

 « Dernier étage, juste…

 — À côté de la chambre de Saïna ?

 — Absolument.

 — Hetros ? »

 Mais il ne répond pas et prend directement la clef. Il n'a jamais été question que de l'accompagner à la recherche de l'étranger vu plusieurs fois dans la tribune des Cataroïs. Les quelques passages dans la chambre de Saïna, eux, ne regardent pas Regia. Ils ont promis.

 Hetros longe donc le comptoir, tourne et rejoint une petite cage d'escalier en bois qui grimpe sur quatre étages. L'auberge est encore particulièrement calme et, bien que la matinée soit avancée, on n'entend que les bruits de l'aube, faits de bâillements et questions timides. Il aurait voulu être ici, lui aussi.

 Au dernier étage se trouvent deux chambres dont les portes se font face. L'étage tout entier est fait de bois. Saïna à gauche et l'étranger à droite. Il s'approche de la porte, met la clef dans la serrure.

 « Attends.

 — Eh bien quoi ? »

 Des remords ? Il est trop tard pour ça… Ils en ont trop fait pour arriver ici et il est hors de question qu'ils redescendent sans confrontation.

 « Peut-être qu'il nous ouvrira si l'on toque gentiment. »

 C'est alors que le sourire policé des dames de la cour paraît sur le visage de Regia et, cette expression non plus, Hetros ne l'aime pas. Elle toque une première fois, gentiment.

 « Il y a quelqu'un ? » Puis une autre fois, un peu plus fort. « Eh bien ? Je sais que vous êtes-là. » Une troisième fois. La dernière qui se fera seulement avec deux doigts. « Allons, n'avez-vous pas assez dormi ? »

 Aucune réponse, aucun grognement, mais Regia sait qu'il est là. Et parce qu'elle sait, elle n'abandonnera pas. Elle se tourne donc vers Hetros et son sourire s'élargit un peu plus. Lui, plaque ses mains contre ses oreilles, soupire face à tant de brutalité dans cette cousine pourtant… Pourtant si douce lorsqu'elle obtient ce qu'elle veut. Il ferme les yeux, comme si cela allait changer quelque chose.

 « Vas-y. »

 Et elle tambourine violemment, pendant dix solides secondes. Il a beau s'être bouché les oreilles, la violence des chocs fracasse l'esprit d'Hetros et lui donne un haut-le-cœur. Il ne doit pas boire autant. Sa tante le lui a pourtant déjà dit…

 Regia s'arrête et, parce que sa mère agit elle-même ainsi, prend sa voix la plus douce et chantante tandis qu'elle déverrouille la serrure.

 « Je me permets d'entrer ! »

 Et elle entre, bien évidemment. Sa première réaction se résume à un grognement quant à l'odeur de la pièce. L'étranger n'a pas vomi, mais ça n'en est pas très loin. Lui aussi s'est mis minable la veille. Un homme selon le cœur d'Hetros.

 L'obscurité règne sur le petit espace. Hetros devine sans mal un bureau au fond, sous la fenêtre aux volets clos, une armoire sur la droite, juste à côté d'un petit point d'eau, et en face un lit simple, dans lequel est roulée une masse informe et ronflante. L'étranger dort enroulé sous un drap fin. Il est grand.

 Du coin de l'œil, Hetros voit sa cousine traverser la chambre et ouvrir la fenêtre. Elle murmure quelques mots que les ronflements étouffent. Elle sourit et Hetros plisse les yeux. Elle ouvre les volets la seconde d'après et, contre toute attente, l'étranger ne réagit pas. Ou plutôt il ne se réveille pas, il s'enfonce simplement un peu plus sous son drap et, d'un geste plus habitué qu'habile, met sa tête sous son oreiller. Il ne veut pas se réveiller et Hetros ne peut que le comprendre : il ne voulait pas non plus.

 Il soupire de nouveau. Autant lui donner une chance :

 « Tu ferais mieux de te réveiller mon gars. »

 Un genre de grognement lui répond, d'où il tire les mots « non », « anciennes », « abysses » et « demain ». Un rire léger prend Hetros, mais la scène n'amuse pas Regia. Si bien qu'elle attrape le drap et tire dessus violemment.

 L'étranger, torse nu et pourvu de l'embonpoint des marchands, se dresse alors. Hetros remarque immédiatement l'étendard à onze gouttes d'eau tatoué dans son dos. Il l'a déjà vu. Il le sait.

 « Oui, bon, ça va Seldi, j'ai com… »

 Il s'arrête soudain. Dévisage Regia, puis Hetros, puis Regia de nouveau. La suite est rapide, définitivement trop pour Regia, mais Hetros, lui, voit l'action.

 L'étranger se lève et bondit vers l'un des coins de la pièce adjacents à la fenêtre, non loin de Regia. Il inspire, expire et un anneau à sa main droite, qui est gantée, s'illumine de bleu. Il le porte devant son visage, murmure un mot et de fines bulles d'eau commencent à apparaître autour de lui.

 Hetros a déjà vu ce genre de catalyseur. Seuls quelques rares élus de l'académie ont le droit de s'en servir. L'étranger redescend sa main et les bulles grossissent. Toute son attention est concentrée sur Hetros qui, malgré la fatigue, représente effectivement une bien plus grande menace que sa cousine.

 Du coin de l'œil, il la voit alors approcher de l'étranger et Hetros lève la main vers elle par réflexe.

 « Regia, non ! »

 L'étranger se tourne vers elle et inspire profondément.

 « Qui êtes-vous ?

 — Ah non ! C'est moi qui…

 — La ferme Regia. »

 Il a aboyé. Elle se tourne vers Hetros, qui ne détache pas son regard de l'étranger. Il est dangereux, Hetros le sent, et peut-être aussi encore un peu saoul, ce qui n'arrange pas la situation.

 « Nous sommes Hetros et Regia de Lorl. »

 L'étranger plisse les yeux, comme s'il avait déjà entendu leurs noms.

 « Ma cousine t'a vu lors des demi-finales. » Le regard de l'étranger glisse vers Regia. Le moment d'agir ? « Et comme tu n'as rien à faire dans les tribunes des Cataroïs elle… » Non, les bulles s'amincissent à mesure qu'il dévisage Regia. Il n'est pas malintentionné. « Elle a décidé de se mêler de ce qui ne la regarde pas et…

 — Ah putain, je sais ! »

 Hetros fronce les sourcils : a-t-il seulement été écouté ?

 « T'es la tarée à la banderole !! »

 Regia pâlit et Hetros pouffe de rire, malgré lui. La tarée à la banderole sied si bien à Regia. Tout à fait son genre, bien qu'elle ne lui en ait pas parlé. Elle se tourne d'ailleurs pour l'incendier du regard, mais il n'en a cure : l'étranger est calmé. Il a même une lueur dans le regard qu'Hetros reconnaîtrait entre mille : une curiosité mordante et définitivement orientée.

 Les muscles d'Hetros se détendent alors et une bouffée d'ivresse, comprimée par la crise avortée, remonte en lui et explose contre ses tempes. Il recule d'instinct et s'appuie contre le mur derrière lui.

 « Et donc, vous êtes ? »

 Il hésite, un instant. Assez longtemps pour que Regia sorte de sa honte et prenne la suite en main.

 « Eh bien ? Qui es-tu ? Il t'a dit qui nous sommes pourtant.

 — Kriost.

 — Juste Kriost ?

 — Les patronymes ne s'appliquent pas chez moi. »

 Oh. Il n'a pas hésité cette fois.

 « Et d'où viens-tu ?

 — D'Olysn. J'ai été invité par Edora de Calastille.

 — Et pourquoi donc ? »

 Une légère veine gonfle sur le côté du crâne de Kriost et n'échappe pas à Hetros. L'étranger est donc de ceux qui n'aiment pas qu'on les questionne. De ceux qui se présentent ? Pourquoi ne pas le faire proprement ?

 « Je représente les Archimages de la Dernière faille. » Hein ? « Je suis là pour vous observer et conclure de l'intérêt d'un partenariat avec l'académie aux Trois flammes. »

 Les termes ont du sens, la voix est claire et calme, d'autant plus au vu de son catalyseur… pourtant, Hetros n'y croit pas. Regia non plus d'ailleurs, à en juger son menton tenu bien haut et l'arc de son sourcil droit.

 « Et je suis censée croire ça ?

 — Ça va Regia, laisse-le tranquille. » Elle se tourne vers lui et, comme toujours, ils lisent l'un en l'autre en l'espace d'une demi-seconde. « Tu vois bien qu'il est encore ivre, non ? » Qu'elle passe en retrait, il fera ami-ami. « Il faut l'excuser. Elle prend notre rôle très à cœur.

 — Votre rôle ?

 — Nous sommes à la fois héritiers de la maison Lorl et élèves à l'académie aux Trois flammes. Tu… Je peux te tutoyer ? » Regia et l'étranger se tutoient déjà. « Enfin…

 — Oui, oui. Bien sûr.

 — Merci. Comme je le disais, nous sommes héritiers et élèves, nos prestations sont donc scrutées tant par nos futurs employeurs, que par les maisons concurrentes.

 — Où avez-vous fini cette année ? »

 Oh la belle pique. Hetros sourit, Regia rougit.

 « Je suis en deuxième année, quant à ma cousine… Disons que ça n'est pas dans l'arène qu'elle brille le plus.

 — Hetros ! »

 Mais le rire de Kriost explose, plein de violence et vide de toute malice, et confirme au noble que l'approche est la bonne.

 « Qu'as-tu pensé des affrontements ?

 — Eh bien… » Il finit par s'asseoir au pied de son lit et désigne la chaise à Regia d'un mouvement de menton. « Vous êtes doués. Pour ceux que j'ai vus en tout cas.

 — Eh ! »

 Il hausse les sourcils non sans arrogance avant de sourire.

 « Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire : je suis arrivé le jour des demi-finales. Je n'ai donc rien vu de ce qu'il s'est passé avant. » Il inspire profondément, s'étouffe sur une quinte de toux. Il a dû s'essayer aux pipes de l'Incendie. « Mais les combats étaient beaux, si l'on oublie la deuxième demi-finale.

 — On m'a pourtant vanté sa rapidité.

 — Mais le spectacle ! »

 Kriost s'est tourné, le regard plein d'une déception proche de l'effondrement, et sa voix a trahi une sincérité sans faille. Il n'en faut pas beaucoup plus à Hetros pour savoir vers où creuser. Il va poser sa nouvelle question lorsque l'on toque à la porte.

 « Tout va bien ? »

 L'aubergiste. Une demi-seconde flotte avant que Kriost ne réponde :

 « Oui, qu'y a-t-il ?

 — Je vous ai monté de quoi grignoter à toi et tes… invités ? » L'intonation est sans équivoque : l'homme s'est inquiété rapidement après leur avoir laissé les clefs. « Je peux entrer ?

 — Bien sûr. »

 La porte s'ouvre alors et l'homme entre, un gros plateau sur la main gauche. Charcuterie, fromage, pain frais, poisson… Il y a de tout, et dans une quantité que l'on ne soupçonnerait pas pour le locataire d'une si petite auberge. Hetros glisse un regard à Regia, qui hoche la tête. Elle voit, elle aussi, et comprend : ce Kriost est soit riche, soit très bien vu par la directrice.

 Le tavernier cherche un endroit du regard et Kriost lui désigne le bureau, juste sous la fenêtre. Ça fera très bien l'affaire. Il sort l'instant d'après.

 Kriost se lève alors, fait signe à Regia de bouger et tire la table vers le milieu de la chambre. Un bref regard vers le lit qu'il « refait » en tirant vaguement les draps, puis s'installe. Il prend un couteau laissé sur le plateau, le plante dans du pâté et lève les yeux vers les cousins.

 « Eh bien ? »

 Hetros bat des paupières. Comment ça, eh bien ? Ne se rend-il pas compte d'à quel point son comportement est anormal et suspect ?

 Nouveau regard de « l'archimage » vers les cousins avant de commencer à manger.

 C'est Regia qui s'assied la première et entame de se faire une tartine de fromage de chèvre.

 « Et donc, des favoris ? »

 Hetros n'est plus sûr de comprendre et sa cousine, d'un simple regard, lui confirme qu'elle non plus. Il faut juste suivre. Peut-être est-ce la norme pour ceux d'Olysn. Ils n'en connaissent pas. Il ne vient très probablement pas de là-bas, de toute manière.

 « Oui. Saïna, depuis le début. J'imagine que toi aussi d'ailleurs. »

 Il lève les yeux vers Regia et lui fait un clin d'œil. Elle rougit quelque peu.

 « Saïna est ma favorite depuis le début de l'année.

 — Vraiment ? »

 Hetros s'assied et commence à manger, lui aussi, toujours aussi gêné par le déroulé des événements.

 « Oui. Nous sommes devenues amies très vite et j'ai tout de suite su. Dès que je l'ai vu.

 — Ça n'est pas exactement ce qu'il s'est passé, Regia. »

 Quitte à se laisser prendre au jeu, autant le faire entièrement.

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