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Chapter 21 - Ratisser la gueule de ce sale petit Lorl.

 Ainsi ce sera Hetros de Lorl qu'affrontera Saïna lors de la grande finale. Un bretteur génial, formé depuis toujours aux arts guerriers de la maison Lorl, pour affronter une chasseuse sauvage que l'on peut accompagner, mais pas dresser.

 Ce sera un magnifique affrontement, oui. Alastor en est fermement convaincu.

 Il avance donc d'un pas vif à travers la cité en poussant un chariot devant lui. Sur ce dernier, une immense malle confiée par Nero et Regia — et bien que les armoiries des Lorls se trouvent sur la malle, Alastor n'a pas eu à cœur d'interdire l'échange. Il a été forcé de voir ce qu'elle contenait, mais même sans, il savait : les camarades de Saïna, définitivement sur l'impulsion de Regia, ont dû se réunir pour revoir son équipement.

 Les premières années font toujours ça lorsqu'ils estiment que leur champion a une chance. Ses propres camarades l'avaient fait pour lui.

 Le temps d'une fraction de seconde, il se revoit à leur âge : jeune, beau et fier, sans aucune compréhension du monde, ni même l'envie de compréhension. La vie était plus simple…

 Arrivé devant le lieu de sa seule escale avant de rejoindre Saïna : le Pignon flamboyant, la taverne en charge de la gestion des paris officiels ; il s'arrête. Les immenses pommes de pin à l'entrée le dérangent toujours autant, mais qu'importe ? Il est encore tôt, peu de personnes sont dans les rues, moins encore dans une taverne. L'horaire est idéal pour effectuer la course du gamin.

 Il balaie la rue du regard, voit un gosse rachitique assis sur les marches de sa maison. Il lui fait un signe de tête et l'enfant comprend immédiatement. Il vient, Alastor lui donne deux pièces — le reste après — et entre dans la taverne.

 L'odeur de vomi mal nettoyé vient la première, suivie de près par la pégance du sol. La finale aura lieu demain matin, assez tôt. Ils se sont tous fracassés hier, comme d'habitude. Comme Alastor avant qu'il ne devienne professeur à l'Académie.

 Trois jeunes — deux garçons, une fille — s'affairent à pousser les chaises et tables en périphérie de la grande salle pour repasser un coup au sol. L'un d'entre eux s'énerve sur le fait qu'encore une fois, ceux de la veille n'ont rien foutu. Les autres acquiescent par onomatopées convaincues.

 Sur la gauche de la salle, derrière un petit comptoir, un homme grisonnant, l'air fatigué de la veille et du jour suivant, sèche des verres. Il a les yeux à demi clos, fait uniquement permis par les années passées derrière ce même bar. Égal à lui-même, Evon ne lève même pas les yeux à l'approche de son client.

 « Eh bien, Alastor, tu viens parier sur ta petite chasseuse ? »

 Il n'aurait pas dû abandonner l'Académie.

 « Oui, mais pas en mon nom.

 — Oh ? »

 Evon s'est détaché des verres pour scruter Alastor. Encore une fois et malgré les années, son regard immaculé fait courir un frisson sous l'échine de son ancien camarade.

 « Un invité spécial ?

 — Oui, du genre qui ne peut pas sortir des quartiers qui lui ont été assignés.

 — Ainsi le trésor du Sanglier n'est pas seulement une légende ? »

 Pardon ? Alastor fronce les sourcils, se tend tout entier bien malgré lui. Evon lève la main en signe de paix.

 « Ne t'inquiète pas, Al'. Votre invité n'a rien à craindre. Il a seulement été remarqué.

 — Quand ?

 — Quand il a arrêté de venir au Tournoi.

 — Par la haute noblesse ?

 — Rien n'est moins sûr. »

 Merde. Il n'avait pas prévu ça… Il inspire lentement, scrute Evon, qui lui sourit. Il n'y a rien à faire de toute manière. Les réseaux savent que Kriost est présent et… et il n'aurait pas été possible de faire autrement. Edora l'a fait venir pour qu'il soit connu et montre patte blanche au nom de son clan.

 Un large soupir indique la fin de la courte débâcle. Evon tire un carnet et un stylo de sous le comptoir.

 « Et donc, combien parie-t-il ?

 — Cinquante mille crargentins. »

 Evon ouvre son carnet, hoche la tête, va pour écrire… s'arrête et bute sur l'information.

 « Cinquante mille ?

 — Tu m'as bien entendu.

 — Et il a l'argent ?

 — J'ai les bons au porteur sur moi.

 — Je peux les voir ? »

 La tension dans la voix d'Evon arrache un haussement de sourcils à Alastor. Ne lui fait-il plus confiance ? Le commerçant soupire, puis reprend.

 « Bon, ça va, ça va. Donne-les-moi, j'irai les encaisser plus tard. »

 L'échange se fait simplement, d'une poche de manteau à une autre.

 « J'imagine que tu ne comptes pas alimenter mon maigre établissement.

 — Non, j'ai mieux à faire. Et puis ils sont déjà bien assez nombreux à s'en charger. »

 Sans plus de mots, Alastor fait volte-face et part vers la sortie.

 « Et bonne journée, hein ! »

 Il rit légèrement, en réponse à la fausse outrance de son vieil ami. Sacré Evon… Puis sort. Le gosse l'attend toujours et ses yeux s'arrondissent lorsqu'il voit Alastor. Très bien quatre pièces, mais qu'il n'aille pas dire à tout le monde qu'il paie plus… Même si Alastor sait pertinemment que tous les gosses du quartier le sauront bientôt.

 Il reprend sa route vers l'Académie, où Saïna s'exerce depuis une longue semaine et trépigne d'autant plus depuis qu'elle connaît l'identité de son adversaire. A-t-elle une chance ? Oui, définitivement… Mais Hetros était déjà grand finaliste l'an dernier et s'est illustré tout au long de l'année par des prouesses techniques toujours plus exceptionnelles. Et avec Edora qui s'est chargée personnellement de superviser l'entraînement d'Hetros, Alastor ne peut se permettre de douter de ses aptitudes de duelliste.

 Saïna peut y arriver, mais, pour reprendre les termes de Kriost : il faudra qu'elle brûle comme l'Incendie tout entier et redevienne dragonne… Quoi que ça puisse vouloir dire. Alastor en a simplement conclu qu'ils étaient d'accord sur le fait que Saïna fait partie de ces guerriers capables d'évoluer… non. Ça n'est pas ça.

 Elle fait partie des guerriers qui ne cessent jamais de changer de forme. Il le constate depuis un an et il le constatera jusqu'à la fin de sa vie. Ça, Alastor le sait au plus profond de lui-même.

 « Professeur ! »

 La voix de son élève le sort de ses pensées, lui fait lever les yeux vers l'un des balcons des dortoirs de l'Académie. Il n'a même pas vu le trajet passer… Qu'importe : Saïna, vêtue d'une tenue d'entraînement en tissus bruns et vert — encore et toujours —, agite la main depuis le balcon. La flamme dans son regard trahit tant l'impatience de la finale que de pouvoir échanger avec lui.

 Il n'a d'ailleurs pas le temps de répondre qu'elle disparaît par la porte vitrée du balcon. Il soupire en remontant les derniers mètres qui le séparent de l'entrée. Elle y sera avant lui.

 Et elle y est effectivement.

 Le regard de la chasseuse s'arrondit immédiatement lorsqu'elle voit le coffre, reconnaît les armoiries des Lorls — un arc croisé d'une flèche en ramure de cerf —, lève les yeux vers Alastor.

 « Pour moi ? »

 Il sourit, prend l'une des deux lettres dans la poche intérieure droite de son manteau et la lui tend.

 « Aide-moi à monter le coffre avant de l'ouvrir.

 — Oui, Professeur. »

 Elle a répondu tout en arrêtant de déchirer le sommet de l'enveloppe et la cale à l'arrière de son pantalon.

 Ils prennent le coffre chacun d'un côté.

 « Une… deux. » Et soulèvent à trois.

 « Pro… Professeur ? » Saïna n'est pas faible physiquement, ils ont simplement bourré un coffre en bois plein. « Vous êtes… sûrs que tout est… pour moi ?

 — Oui. Regia a été très claire là-dessus. » Ils montent la troisième marche, plus que deux. « Et j'ai bien vu qu'elle enrageait que je doive l'ou… vrir !

 — Vous l'avez ouvert ? »

 Alastor inspire avant de fixer son élève. Évidemment qu'il l'a ouvert, en présence de Regia d'ailleurs. Bien qu'elles soient amies, Regia fait et fera toujours partie de la maison Lorl. Ce simple état de fait ne peut être ignoré et un éventuel marché entre les grands finalistes est tout bonnement impossible. Elles le savent toutes les deux. Elles devraient même être reconnaissantes qu'il ait accepté que ce colis aille de l'une à l'autre.

 « Alors… »

 Mais il s'interrompt lorsqu'il comprend que Saïna ne l'écoute plus. Et comment pourrait-il en être autrement ? Elle ne sait pas de quoi il retourne, bien qu'elle se doute. Lui, par contre, sait, mais il est hors de question de lui gâcher cette surprise.

 Elle la mérite. Elle dévore donc d'avance le contenu du coffre, qu'ils ont traîné dans la petite pièce circulaire et lumineuse qui sert de hall aux dortoirs de l'Académie. C'est un espace tout en porte et en escalier, rien de plus qu'un accès vers le reste du bâtiment, mais dont les quelques banquettes, le tapis bordeaux et les grandes armoires toujours pleines de vêtements font un lieu accueillant pour qui prend la peine de s'y arrêter.

 « Bon, ouvre-le. »

 Elle n'écoute toujours pas, perdue dans la lettre, écrite par Nero. Son contenu aussi, Alastor le connaît. Le jeune y a écrit qu'ils l'encourageaient tous, que c'était déjà pas mal pour une campagnarde et qu'elle avait intérêt à ratisser la gueule de ce sale petit Lorl. Ou quelque chose du genre.

 La lettre mentionne également que, contrairement à ce que l'on pourrait croire, la promotion ne s'est pas cotisée pour l'occasion : c'est Regia qui a tout payé, tandis que les autres n'ont servi qu'à aiguiller ses achats.

 « Oh, Regia. »

 Saïna vient très certainement de tomber sur ce passage. Plus que la mention des mensurations dont Kvin a pris l'entière responsabilité — le léger tressaut de paupière indique qu'elle vient de le lire.

 Elle inspire lentement, ferme la lettre et la pose sur une banquette. Elle se craque alors la nuque et les doigts, et sourit avec cet air qu'ont les marchands lorsqu'ils vont conclure l'affaire du siècle.

 « Je ne vais pas pouvoir rester toute la journée avec toi. » Il faut encore prévoir, sinon changer, le trajet du lendemain de Kriost. « Mais j'ai quelques informations. »

 Si la première partie de la phrase n'a pas semblé effleurer Saïna, elle a levé les yeux dès la mention d'autres choses lui étant destinées.

 « Tout d'abord, la tenue et les bottes sont en cuir de griffon, filées au fil de feu. » Les yeux de Saïna sont sans équivoque : elle ne comprend strictement rien. « C'est léger, souple et plutôt résistant.

 — Et les fils de feu ?

 — Ils te protégeront un peu des attaques élémentaires d'Hetros. Il faudra que tu envoies une impulsion au début de l'affrontement pour les activer.

 — Comment ont-ils su, pour Hetros ? »

 Il sourit parce qu'il s'est posé l'exacte même question.

 « Ils ne savaient pas. Ils ont simplement parié sur le fait que tu affronterais l'un des favoris et comme tous maîtrisent le feu ou un élément complexe…

 — Je vois… »

 Elle hoche la tête sans le regarder, invitation à ce qu'il continue.

 « L'un des carquois est dorsal, l'autre pour ta cuisse droite. Celui pour la cuisse a été prévu pour que tu puisses courir avec. » Ils l'ont fait faire, c'est sûr et certain. « Non, ils n'ont pas trouvé de Perce-vents. » L'arc ultime, le rêve de tous les archers et chasseurs. Regia a demandé de le préciser, pour qu'elle sache qu'ils ont cherché. « La fiole bleue est à boire ce soir à 18h. Elle va te détendre et t'endormir pour 20h. Tu te réveilleras à 6h demain matin, une heure avant ton départ pour le Colisée.

 — Qu'est-ce que c'est ?

 — Une potion de restauration. Elle va te reposer, restaurer tes forces et ton énergie… Bref, elle fera en sorte que tu sois au top de ta forme physique demain matin. Hetros en prendra très probablement une également. » Elle hoche la tête de nouveau, il enchaîne. « La rouge n'est à boire que si… » Elle lève les yeux vers lui. « Si tu risques d'avoir tes règles demain.

 — Oh ! C'est une idée de… » Il hausse les sourcils, une moue désabusée sur les lèvres. « Oui, non. Continuez.

 — La matraque se fixe en bas du dos, poignée vers le bas, parallèlement à ton carquois. Tu as la journée pour t'y habituer.

 — Pourquoi pas une dague ?

 — Parce qu'un impact assez violent pourrait lui faire lâcher son arme.

 — … Je vois. » Et le sourire de Saïna s'ouvre un peu plus pour dévoiler ses canines. « Regia est au courant ?

 — Absolument, mais tout comme elle t'a fait parvenir des cahiers sur son cousin il y a quelques jours et lui en a fait parvenir sur toi, j'imagine qu'elle…

 — Va l'aider lui aussi pour avoir une finale grandiose ? »

 Ils se sourient l'un à l'autre. Évidemment qu'elle veut une finale grandiose : les finalistes comptent trop à ses yeux et elle sait qu'ils jouent leur avenir sur cet affrontement.

 « Autre chose ?

 — Oui, mais cela ne vient pas de ta classe. »

 La surprise de Saïna est réelle et visible dans le haussement de ses sourcils.

 « Vous…

 — Non, ça m'est interdit, d'autant plus que ce simple échange de biens entre la maison Lorl et toi pourrait me coûter la place à l'académie… »

 Elle le scrute, mais il ne ment pas.

 « Qui, dans ce cas ?

 — Quelqu'un qui t'a vu te battre. »

 Kriost, même si elle ne connaît pas. Alastor sort donc la seconde lettre et la tend à son élève. Celle-ci aussi, il l'a lue. Elle est d'ailleurs bien plus courte. Kriost l'y remercie pour les affrontements, lui dit qu'il espère qu'elle remportera la victoire et que, si elle l'emporte, il lui donnera la moitié des fonds qu'il récoltera.

 Un sacré petit pactole, mais il n'est pas question pour Alastor de le dire à Saïna. Ça ne serait rien de plus qu'une source de stress supplémentaire et bien inutile.

 « De qui est-ce que ça vient ?

 — Un invité d'Edora.

 — Qui ? »

 Alastor sourit, elle lève les yeux au ciel.

 « Je vois… » Elle pose la lettre à côté de l'autre, très visiblement déçue de ne pouvoir en savoir plus. « Et donc…

 — Donc je vais devoir te laisser.

 — Déjà ?

 — Oui, il me reste du travail. »

 Et il est absolument hors de question pour lui de la voir dans sa tenue avant la finale. Lui aussi veut la découvrir lorsqu'elle pénétrera l'arène pour la dernière fois en tant qu'élève. La pensée amuse immédiatement Alastor : il n'envisage même plus sa défaite comme possible.

 Absorbée pas son inspection des différentes pièces de sa tenue, Saïna ne voit pas Alastor se tourner et se diriger vers la porte. Il s'arrête devant et se tourne.

 « Je ne vais pas te souhaiter bonne chance, Saïna. » Elle lève les yeux vers lui. « Tu n'en as pas besoin. » Elle sourit, fronce légèrement les sourcils. « Mais ne sois pas trop orgueilleuse. Hetros était déjà finaliste l'an dernier et je ne doute pas qu'il viendra avec quelques-uns des trésors de sa famille.

 — Vous pensez au Fer-blanc ?

 — Notamment, oui.

 — … Il y en a d'autres ? »

Et Alastor se détourne de son élève pour sortir.

 « Professeur !

 — La bibliothèque du dortoir a été fournie par leur famille. »

 Et ferme la porte derrière lui.

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