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Chapter 12 - Ils ne sont pas des guerriers

 Ils ne parlent plus. Chacun y allait de sa remarque sur le navire, sur les sorcières, sur la capitaine, sur l'éventuelle attraction entre la Matriarche et sa bras droit… Mais ils n'ont plus parlé dès la mention du bûcher. Ils ont perdu toute leur contenance lorsqu'ils ont appris l'histoire réelle de la fin de nombre de leurs enfants. Fin qui n'était que conséquence de leurs propres actions.

 Kriost ne s'est pourtant pas arrêté. Il a raconté l'histoire telle qu'elle lui a été transmise. Telle qu'elle s'est déroulée, finalement. Pourquoi sa mère et Saïna mentiraient-elles, après tout ?

 Ils sont donc tous plongés dans un silence plus épais que la brume automnale. La soigneuse ne dit rien. Elle n'ose même pas porter son regard ailleurs que sur ses mains, qui s'agitent nerveusement. Le forgeron tient sa fille contre lui et lui caresse les cheveux. Elle ne semble pas tout à fait comprendre de quoi il retourne, mais l'ambiance même ne lui échappe pas. Le barde, tout comme Kriost, observe tous les autres et…

 « Donc votre mère est venue ici et ça ne dérange personne ? »

 La boulangère, évidemment. Son regard s'est pourtant obscurci lors de la scène du bûcher, tant et si bien que Kriost a cru, à tort, qu'elle allait remettre en question sa manière de traiter Saïna et d'encourager sa fille à faire de même.

 « Quoi ? Il est pas content le porte-voix ? » Il soupire, elle enchaîne. « Je suis vraiment la seule à trouver ça gros ? L'ennemie de l'humanité vient dans notre village et nous devrions être contents ? C'est ça ?

 — Ma mère n'est pas une ennemie des humains. » Une pause avant qu'il se reprenne. « Elle ne l'est plus en tout cas.

 — Et qu'est-ce qui nous le prouve ? Qu'est-ce qui nous dit que vous n'êtes pas en train de mentir ?

 — Pourquoi est-ce que je ferais cela ?

 — Pourquoi pas ? »

 Kriost, le regard exorbité, dévisage la femme un instant. Pourquoi ne parvient-elle pas à lâcher prise ? Pourquoi se sent-elle ainsi forcée de le croire leur ennemi ? Il était là, avec eux. Il leur a promis de revenir et est revenu. S'attendait-elle à ce qu'il revienne en grande pompe avec toute l'armée ? Ce n'est pas possible, aucun guerrier…

 Cette simple formulation interrompt le cours des pensées de Kriost. Ils ne sont pas des guerriers du Royaume de l'Incendie. Ils ne sont qu'une boulangère, une soigneuse, un barde, un forgeron et sa fille. Rien de plus… Et lui est le fils d'un clan ennemi.

 Ils peuvent le croire, bien évidemment, mais ça n'est pas naturel.

 Il inspire profondément et sent son corps qui se régénère. Bien.

 « Je ne vous mens pas.

 — Quelle preuve avons-nous ? »

 À ces mots il remarque que tous l'observent, comme un seul être. Le problème se trouve donc bel et bien là, malgré qu'il ait été avec eux, malgré tous les efforts que certains font. Il soupire face à l'évidence de sa situation. Pourquoi n'y a-t-il pas pensé plus tôt ?

 « Vous n'en avez aucune. Et quoi que je puisse avancer, il n'y aura rien que je n'aurai pu apprendre des Oubliés ou d'Asgaroth lui-même. »

 Un silence flotte légèrement, durant lequel Kriost ne sait quoi ajouter. Que peut-il ajouter ? Qu'il sait que Saïna a gardé deux cicatrices du bûcher ? Qu'il sait qu'elle est partie quelques jours après son dix-huitième anniversaire ? Non. Rien ne servira s'ils n'ont pas confiance en lui et…

 « C'est bien beau tout ça. » La voix du forgeron hésite. « Mais ça ne nous dit pas comment vous avez pu être invité au tournoi. »

 Kriost sourit avant de répondre. Lui croit.

 « Ma sœur et la capitaine ont continué d'échanger pendant des semaines après leur rencontre.

 — C'est impossible.

 — En théorie, vous avez raison. Il n'existe aucun moyen de communication direct depuis Catarphone vers Leinster. Ou l'inverse. » Il sourit malgré lui en pensant aux innombrables loupés. « Disons qu'elles ont créé la leur, en faisant relayer leurs lettres à travers le Maelstrom, puis l'Incendie. Pour faire simple.

 — Ah, mais oui, bien sûr. »

 Le forgeron rit d'incrédulité, le barde aussi.

 « Et donc ?

 — La Capitaine a voulu inviter ma sœur et cette dernière m'a donné son invitation. »

 Kriost hésite un instant, décide de garder pour lui la manière tout à fait légitime qu'il a eue de harceler sa sœur pour qu'elle accepte qu'il prenne sa place.

 « Les anciennes ont plus facilement accepté que je parte. » Il ne ment pas sur ce point. « Disons qu'elles ont plus facilement accepté la mort potentielle de celui dont l'existence est un blasphème. »

 De nouveaux rires, mi-jaunes, mi-sincères, brisés par une question simple.

 « C'est quoi, le Tournoi des flammes ? »

 Kriost se tourne instinctivement vers Olia, dont le regard froncé laisse entendre qu'elle veut savoir. Qu'elle en a besoin ! Les adultes s'observent un instant, puis le forgeron fait un signe à sa fille de venir s'asseoir sur lui.

 « Tu connais Catarphone, n'est-ce pas Oli' ?

 — Oui ! Maman venait de là-bas. »

 Une fine tristesse glisse sur le visage du père avant qu'il reprenne.

 « Exactement. Mais tu n'y es jamais allée, pas vrai ?

 — Bah non, Papa ! T'es bête ou quoi ? »

 Ils rient devant le regard chargé d'incompréhension de la petite.

 « Alors ferme les yeux, je vais te raconter. » Elle obéit. « Vous aussi.

 — N'y pensez-même… »

 Mais la boulangère ne peut finir sa phrase, interrompue par Olia.

 « Si, si ! Faites-le ! Vous allez voir ! » Le barde râle, mais la petite n'en a cure. « Il est super fort pour raconter les histoires ! »

 Le sourire satisfait du père n'échappe à personne. Certains soupirent, d'autres rient légèrement. Tous ferment les yeux. Un grattement de gorge plus tard, le forgeron entame.

 « Il faut plusieurs semaines pour aller d'Egara à Catarphone à pied. Plusieurs jours pour les cavaliers émérites. Ça n'est pas une randonnée. C'est un voyage, un vrai, où se mélangent les dangers de la route, de la forêt et de la montagne. » Sa voix, simple mais sûre, trahit l'expérience. Il sait de quoi il parle. « Oubliés, bandits, wyvernes, bêtes sauvages… La nature elle-même ! Les dangers sont multiples et frappent tous les voyageurs, préparés ou non.

 » Imaginez la fatigue des semaines de marche et le stress de voir, à chaque tournant, un nouveau problème vous tomber dessus. Certains membres de votre convoi sont blessés, d'autres au bord de la mort… Et vous savez que c'est une chance de n'avoir eu personne à enterrer. »

 Kriost se laisse porter dans les paroles du forgeron. Il imagine sans mal les successions infinies de montagnes vertes et grises. Il entend le chant des insectes qui s'amoindrit tandis que le convoi approche, sent les odeurs de poussière et de sève qui l'enveloppent.

 « Cela fait quelques jours que vous avez quitté les bois et la route s'élargit à vue d'œil. Des paysans cultivent leurs champs en bordure de votre convoi et ils lèvent sur vous des regards brefs, mais inquisiteurs. Ils ne vous attaqueront pas, mais ils vous surveillent. Vous pourriez bien être déjà morts. »

 La voix de l'homme glisse avec une aisance presque surnaturelle. On pourrait croire qu'il a toujours raconté cette histoire, mais Kriost en doute. Ce sont des souvenirs qu'il entend. Les souvenirs d'un homme qui a vécu le même trajet un nombre incalculable de fois, tant et si bien que son déroulement lui est plus naturel encore que l'acte de respirer.

 « Devant vous, une butte s'élève, sur laquelle la route serpente tranquillement. Vous savez que vous y êtes, que vous touchez au but. Ce sont vos yeux qui vous le disent en premier, car d'épaisses volutes de fumée s'élèvent… L'odeur vient en suite. Ça ne sent pas encore la ville, évidemment ; mais ça ne sent plus tout à fait la campagne.

 » Quelques minutes passent avant que vous atteigniez le sommet et ces minutes s'allongent malgré elles. Vous voulez voir la suite, vous voulez voir la fin du voyage… » Il ménage une pause qui les tord d'impatience. « Quand soudain les murs noirs de Catarphone apparaissent au loin. La cité a beau être distante, elle vous écrase par son immensité, par les bruits de vie qui en parviennent, par la fumée crasseuse qui s'en élève en piliers si longs qu'ils pourraient bien se fracasser sur la Frontière, loin au-dessus de nos têtes. »

 Lentement, il parvient à faire son œuvre. Kriost a beau y être allé par la voie fluviale, il imagine tout à fait Catarphone vue d'en haut.

 « Vous continuez d'approcher, bien heureux d'être enfin parvenus à votre objectif, et vous remarquez des étales qui se dressent autour des portes de la cité. Nourriture, armes, vêtements… Vous trouverez de tout dans ces marchés de fortunes, même les fameuses pierres du mur, des caillasses peintes en noir, censées protéger les bâtisses qui en ont dans leurs fondations. »

 Le forgeron ricane, suivi par le barde. Ils vous vendraient l'eau de l'Ardent en vous disant qu'elle vient d'une source de vie.

 « C'est que la cité n'a jamais été prise depuis sa construction. Jamais ! Et les Cataroïs, parce qu'ils sont si fiers de cette ville imprenable malgré sa proximité avec l'Orage et le Séisme, ont toujours refusé qu'on la brise pour la reconstruire. »

 Il marque une pause et Kriost ouvre un œil discrètement. Le sourire du forgeron, visiblement de retour au beau milieu dans ses jeunes années, lui réchauffe le cœur.

 « Tout ce qu'ils acceptent, c'est d'agglutiner les quartiers les uns autour des autres et dans un désordre si absolu qu'ils n'auraient pas pu le réussir s'ils l'avaient voulu. Les belles dames traversent les quartiers les plus sales pour se rejoindre et boire un verre ; les pouilleux passent chaque jour devant des magasins si réputés qu'ils en font pâlir les commerçants de Dascarath ou Rowenia. Rha ! Catarphone la Bordélique, qu'ils l'appellent, mais si vous voulez mon avis, ça n'est qu'une jalousie particulièrement déplacée. »

 Il rit de nouveau, bien plus fort que jusqu'à présent, et ils rouvrent tous les yeux. On pourrait presque croire qu'il y est né. Kriost parlerait de la même manière de Leinster et les autres feraient probablement de même pour leur patrie.

 La petite Olia, visiblement contentée d'avoir entendu cette histoire pour la énième fois, se tourne vers Kriost.

 « Et le tournoi du coup ? »

 Il va pour répondre, mais la soigneuse le prend de court.

 « Avant qu'il te parle du tournoi, il faut que tu saches que c'est l'un des plus grands événements de la cité. »

 Kriost plisse les yeux, avant de réaliser que tous les adultes de l'Incendie ont dû entendre parler de ce tournoi au moins une fois.

 « Il dure un mois, et c'est une fête que personne ne veut louper. On vient du monde entier pour observer les jeunes de l'académie aux Trois flammes s'affronter. » Des étoiles emplissent les yeux d'Olia tandis qu'ils s'écarquillent. « Ils sont, pour la plupart, l'avenir de notre nation et… »

 Elle marque une pause avant de planter son regard dans celui de Kriost.

 « Et nous devrions être fiers qu'une Egarienne, quelle qu'elle soit, ait pu y participer. »

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