Le dimanche arriva plus vite que prévu. L'air d'Ushuaïa était toujours aussi sec, aussi tranchant, et Tomás, pourtant habitué au froid, sentit ses poumons tirer dès le matin. Il s'était levé avant le soleil, avait couru, comme chaque jour désormais. Pas pour gagner de l'expérience. Juste parce que c'était devenu naturel.
Ce matin-là, il atteignit un point de rupture. Non pas de fatigue, mais de routine. Le panneau avait clignoté légèrement au moment où il termina ses étirements sur le sol gelé.
[+0.4 expérience][Expérience : 6.2 / 100]
Lent. Mais constant.
Vers 17h, Rodrigo le récupéra en camionnette. Ils roulèrent vers l'un des rares complexes sportifs encore ouverts au public en cette période creuse. La lumière tombait en oblique sur les maisons basses, donnant aux rues une couleur ambrée. L'habitacle sentait la sueur séchée et l'huile moteur.
— Y a du monde qui vient mater ces matchs ?
— Quelques familles. Des potes. Des curieux. Et parfois un ou deux gars de clubs amateurs qui passent observer. Rien de pro. Mais faut s'habituer à l'adrénaline.
Tomás hocha la tête. Il ne s'était pas changé depuis le matin. Il portait un jogging gris, une paire de crampons d'occasion que Rodrigo lui avait prêtée. Trop petites d'une demi-pointure, mais il ferait avec. Le complexe était une sorte de hangar reconverti, au toit ondulé, aux néons fatigués.
Pas de grande foule. Mais les voix résonnaient déjà. La pelouse synthétique s'étendait au centre, entourée de filets et d'un semblant de tribune en béton brut. On entendait des ballons fuser, des rires étouffés, des instructions en espagnol traînant sur les syllabes.
Rodrigo l'emmena jusqu'au coin réservé à son équipe. Cinq gars, entre 25 et 40 ans, usés mais alertes, s'étiraient ou blaguaient.
— Voilà le gamin dont je t'ai parlé, dit Rodrigo à un homme un peu plus âgé, barbu, aux bras croisés. Marcelo. Ex-milieu de terrain du Deportivo Madryn.
Marcelo scruta Tomás de haut en bas. Il portait une doudoune sans manches et mâchonnait un cure-dent.
— Tu joues où d'habitude ?
Tomás haussa les épaules.
— Je joue pas. J'apprends.
Marcelo éclata d'un rire bref.
— Bien. Mets-toi à l'aise. Tu rentres en deuxième période. T'es le joker.
Le premier match de la soirée commença rapidement. Le coup d'envoi fut donné par un joueur au crâne rasé qui balança le ballon d'un intérieur pied sec vers l'arrière. Le rythme était immédiat : pressing haut, passes rapides, petits appuis.
Tomás regardait sans cligner des yeux. Chaque transition lui semblait foudroyante. La surface de jeu, plus petite qu'un terrain classique, forçait à la réactivité. Pas le temps de réfléchir. Un dribble, une combinaison en triangle, et déjà un but. Un joueur de l'équipe adverse avait feinté une frappe pied droit avant de décaler en une touche pour son ailier gauche. Frappe croisée. Filet.
1–0.
— C'est pas pour les rêveurs, marmonna Marcelo.
Tomás s'échauffait seul, un regard fixe sur le ballon. Il faisait quelques accélérations sur le côté, des montées de genou, des petites passes entre lui et un mur. Une goutte de sueur perla le long de sa tempe.
— Quand tu rentres, murmura Marcelo, reste simple. Deux touches maximum. Et regarde toujours le placement du pivot. Si tu le perds de vue, t'es inutile.
Un vrai conseil.
Tomás fit oui de la tête. Il s'assit, observa encore. Un deuxième but fut marqué contre leur équipe. Perte de balle au centre, contre-attaque fulgurante, frappe sous la barre. 2–0.
Ils revinrent à 2–1 grâce à un coup de chance : un ballon mal dégagé, récupéré par Rodrigo qui frappa en pivot, à l'instinct. C'était un jeu d'hommes. Mais pas de stars. Juste des mecs qui savaient ce qu'ils faisaient avec leurs pieds.
À la pause, Marcelo se tourna vers lui.
— C'est ton tour.
Tomás entra. Le cœur battant. Le souffle déjà court rien qu'à cause du froid et de la pression. Il n'était pas paralysé. Juste concentré.
Le ballon arriva presque aussitôt. Une passe mal ajustée. Il contrôla, tourna sur lui-même, perdit un dixième de seconde…
Et se fit faucher.
Le choc le coupa en deux. Mais il se releva. Pas de douleur. Juste l'humiliation passagère. Le jeu reprit. Il ne toucha pas le ballon pendant une minute entière.
Puis enfin, Rodrigo le trouva sur la droite. Tomás contrôla, leva les yeux, aperçut Marcelo en pivot. Une-deux. Repositionnement. Appel. Passe. Frappe contrée.
Il entendit Marcelo murmurer :
— Mieux.
Sur les dix minutes qu'il joua, il toucha sept fois le ballon. Perdit deux fois la balle. En intercepta une. Ne brilla pas. Mais il était là. Présent. Impliqué. Chaque minute passée sur le terrain nourrissait son système.
[+0.7 expérience][+0.1 Vitesse][+0.3 Vision][+0.2 Endurance]
Et à la dernière minute, alors que tout semblait figé, Rodrigo intercepta un ballon dans sa moitié. Il leva la tête, vit Tomás filer dans l'espace, et lui glissa une passe tendue. Tomás prit l'information d'un regard, poussa le ballon devant lui, crocha le dernier défenseur d'un extérieur du gauche…
Et frappa.
Le ballon effleura le gant du gardien avant de heurter la base du poteau.
Il n'y eut pas de but.
Mais il y eut un silence. Puis quelques applaudissements. Pas pour le raté. Pour l'idée. Le geste.
Après le match, Marcelo lui donna un signe de tête.
— Tu reviendras dimanche prochain. Si tu veux.
Tomás ne répondit pas tout de suite.
Il consulta son panneau dans le vestiaire vide.
[Expérience : 6.9 / 100]
Encore loin du niveau 2. Mais chaque point comptait.
— J'veux, dit-il en souriant.
Et il rentra à pied, seul, crampons à la main, cheveux blonds brillants sous les lampadaires. Il ne ressentait pas de frustration. Il avait vu quelque chose en lui, ce soir-là.
Un frisson.
Quelque chose de vivant.