Les cuisines du château de Clairmont bourdonnaient encore du chaos de la veille, l'odeur du vin renversé s'accrochant aux pierres humides. Pénélope de Vauclair, un balai à la main, frottait le sol avec une précision mécanique, chaque mouvement calculé comme une équation. Trois mètres carrés, dix-sept allers-retours, angle de 45 degrés pour la brosse, pensa-t-elle, les chiffres apaisant son esprit agité. Mais depuis l'incident des carafes, une tension nouvelle pesait sur elle. Lisette l'observait trop souvent, ses remarques sur sa perfection frôlant la suspicion. Et Étienne de Rochefort, avec son regard scrutateur, semblait voir au-delà de son tablier. Ils ne savent rien, se répétait-elle, mais son pouls s'accélérait à chaque pas dans les couloirs du château.Elle s'arrêta, son balai immobile, et ses doigts frôlèrent la cicatrice en spirale sur son poignet, cachée sous sa manche. Une image surgit, nette et douloureuse :
une ruelle sombre, des pavés glissants sous la pluie, et un livre ancien, ses pages jaunies couvertes de chiffres. C'était il y a six ans, avant Clairmont, avant qu'elle ne devienne une servante. Avant qu'elle n'apprenne à se taire.La pluie battait les toits de la ville de Virelune, une bourgade côtière d'Auregard où les marchands criaient leurs prix et où les mages itinérants vendaient des charmes douteux. Pénélope, alors âgée de treize ans, courait entre les étals, ses cheveux châtains trempés collant à son visage. Elle n'avait ni nom ni famille, juste un panier volé rempli de pommes et un instinct aiguisé pour survivre. Cinq pas jusqu'au coin, trois secondes pour disparaître, calcula-t-elle, esquivant un marchand furieux. Les orphelins de Virelune ne vivaient pas longtemps s'ils ne couraient pas vite.Elle s'engouffra dans une ruelle, son souffle court, et s'accroupit derrière une pile de caisses. Là, sous un auvent déchiré, elle vit le livre. Il gisait dans une flaque, ses pages gonflées par l'eau, mais son cuir noir semblait intact, orné d'une spirale argentée. Pénélope s'approcha, intriguée. Pourquoi abandonner un livre ici ? Elle l'ouvrit, et des colonnes de chiffres s'étalèrent sous ses yeux – pas des comptes, mais des équations, des symboles géométriques entrelacés comme une énigme. Elle n'avait jamais appris à lire, mais les nombres… les nombres, elle les comprenait. Ils chantaient, comme une mélodie qu'elle avait toujours connue.
« Tu ne devrais pas toucher ça, petite. »
Une voix douce, féminine, la fit sursauter. Une femme encapuchonnée se tenait au bout de la ruelle, sa silhouette floue sous la pluie. Ses yeux brillaient d'un éclat argenté, comme la spirale du livre.
« Ce livre n'est pas pour tout le monde. Mais peut-être… pour toi. »
Pénélope serra le livre contre sa poitrine, son cœur battant. « Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle, sa voix tremblante mais défiant.
La femme sourit, un sourire triste. « Quelqu'un qui a vu trop de chiffres. Garde-le. Mais ne le montre à personne. »
Avant que Pénélope ne puisse répondre, la femme disparut, comme avalée par la pluie. Elle baissa les yeux sur le livre, et une chaleur étrange parcourut son poignet. Une douleur aiguë la fit grimacer, et quand elle releva sa manche, une cicatrice en spirale marquait sa peau. Un sort ? Une malédiction ? Elle n'en savait rien. Mais ce soir-là, dans une grange abandonnée, elle lut les premières pages à la lueur d'une chandelle volée. Les équations s'animaient, des lignes de lumière dansant dans l'air. Elle traça un symbole – un cercle parfait – et une pomme lévita, suspendue comme par magie. Ma magie, pensa-t-elle, terrifiée et émerveillée.« Pénélope ! »
La voix de Madame Clémence de Valnuit la ramena au présent, brutale comme un coup de fouet. L'intendante se tenait à l'entrée des cuisines, ses bras croisés, son chignon serré tirant ses traits en une grimace.
« Ce sol devrait briller à l'heure qu'il est ! Si tu ne peux pas suivre, je trouverai une autre fille pour balayer ! »
Pénélope s'inclina, murmurant un « Oui, Madame » à peine audible.
Elle reprit son balai, mais son esprit était ailleurs, dans cette ruelle de Virelune. Après le livre, tout avait changé. Elle avait fui la ville, traquée par des rumeurs de magie interdite. Une servante à Clairmont, invisible parmi les ombres, était sa seule chance de survie. Mais le livre, caché sous une latte de son lit, continuait de murmurer, ses équations exigeant d'être lues.
« Tu fais encore cette tête, Pénélope. »
Lisette apparut, un chiffon à la main, ses yeux pétillants de malice.
« On dirait que tu caches un trésor. Ou un amoureux ! Allez, dis-moi, c'est quoi ton secret ? »
Pénélope tressaillit, son balai glissant légèrement.
« Pas de secret », répondit-elle, trop vite. Lisette haussa un sourcil, mais avant qu'elle ne puisse insister, un cri retentit dans la salle des banquets.
« Qui a touché à mon grimoire ? »
Étienne de Rochefort, sa cape bleu nuit froissée, se tenait au centre de la salle, son précieux livre ouvert à une page déchirée. Ses yeux balayèrent les serviteurs, s'arrêtant sur Pénélope.
« Toi, la fille aux carafes parfaites. Tu étais là ce matin. Qu'as-tu vu ? »
Pénélope sentit son sang se glacer. Elle n'avait rien touché, mais le grimoire d'Étienne, posé négligemment sur une table, avait attiré son regard. Une équation, maladroite, y était griffonnée – une erreur qu'elle avait corrigée mentalement, sans oser la toucher. A-t-il senti quelque chose ? Elle baissa les yeux, feignant l'ignorance.
« Rien, Monseigneur. Je n'ai rien vu. »
Étienne s'approcha, son regard perçant.
« Rien », répéta-t-il, un sourire énigmatique aux lèvres.
« Curieux. Ce livre est… capricieux. Comme s'il avait été effleuré par une main »
Madame Clémence intervint, sa voix tranchante.
« Assez, Monseigneur. Ces filles sont trop stupides pour toucher vos affaires. Pénélope, au travail ! »
Pénélope s'éloigna, son cœur battant à tout rompre. Dans l'ombre du couloir, elle serra son poignet, la cicatrice en spirale pulsant légèrement. Le livre de Virelune, caché dans sa chambre, semblait l'appeler. Et pour la première fois depuis des années, elle se demanda si la femme encapuchonnée était encore là, quelque part, à l'observer.